La Commission européenne a annoncé le 17 juillet qu’elle allait enquêter sur les pratiques commerciales d’Amazon pour savoir si son exploitation des données de vendeurs tiers présents sur sa plate-forme est conforme aux règles de concurrence. J’ai répondu sur ce point aux questions du Club des Juristes, sur le blog duquel vous pouvez également lire mes réponses.

Pourquoi la Commission européenne a-t-elle ouvert une enquête sur Amazon?

Le 17 juillet, Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence, a annoncé l’ouverture d’une enquête “approfondie” concernant Amazon, qui fait suite à une enquête préliminaire ouverte en septembre 2018, dont les résultats ont incité la Commission à vouloir poursuivre ses investigations. L’enquête est principalement justifiée par le double rôle joué par Amazon : non seulement la plateforme permet à des tiers de vendre leurs produits sur sa place de marché moyennant une commission mais Amazon vend également ses propres produits.  La Commission veut s’assurer que le contrôle, par Amazon, de la marketplace, ne lui permet pas de bénéficier d’avantages excessifs au profit de ses propres activités de vente. En effet, Amazon est en position de récolter de nombreuses informations relatives aux produits, aux préférences des clients ou aux prix des transactions, qui pourraient être exploitées de manière anti-concurrentielle. Pour l’heure, un responsable d’Amazon entendu récemment par le Congrès des États-Unis y a assuré que les données relatives aux vendeurs tiers n’étaient pas utilisées par Amazon.

Un autre point relevé par la Commission tient aux conditions réservées aux vendeurs tiers, notamment en ce qui concerne la « buy box », le bouton jaune grâce auquel l’acheteur peut ajouter un article en un clic à son panier. Ce bouton permet aux vendeurs tiers de simplifier et accroître leurs ventes. Or les critères leur permettant de bénéficier de cette fonctionnalité ne sont pas parfaitement transparents, même si Amazon affirme sélectionner les vendeurs en fonction des prix qu’ils pratiquent et des stocks dont ils disposent. Ce manque de clarté conduit la Commission à vouloir étudier plus avant les éléments pris en considération.

La Commission va donc se pencher sur les conditions proposées aux vendeurs tiers. Il est, sur ce point, intéressant de noter que, le jour même de l’annonce de l’enquête de la Commission, l’Office fédéral allemand de lutte contre les cartels (Bundeskartellamt) a obtenu d’Amazon que les vendeurs tiers ne puissent plus être déréférencés brutalement et sans explication mais se voient informés du motif d’exclusion et bénéficient d’un délai de préavis de 30 jours. L’autorité allemande s’est toutefois abstenue, compte tenu de cet accord, de prendre officiellement parti sur le point de savoir si Amazon est en situation de domination.

De son côté, la Commission va examiner la situation d’Amazon au regard de l’interdiction des ententes et des abus de position dominante au sens des articles 101 et 102 du TFUE. Si une sanction était prononcée, elle pourrait atteindre 10% du chiffre d’affaires annuel global d’Amazon, soit près de 20 milliards d’euros si l’on tient compte du chiffre d’affaires 2018 (207,7 milliards d’euros).

Le modèle d’affaire d’Amazon est-il en cause ? 

Voir les grands distributeurs proposer à la vente leurs propres produits tout en distribuant les produits d’autres marques n’a rien d’une nouveauté. Le phénomène des « marques de distributeur » (MDD) est aujourd’hui classique. Les distributeurs installés, comme Walmart ou Carrefour, bénéficient d’informations que n’ont pas les fabricants, par exemple à propos du comportement de la clientèle.  Il reste que le passage du magasin physique à une plateforme change la donne : un distributeur en ligne a accès à beaucoup plus d’informations qu’un distributeur classique, au moindre coût (voir sur ce point Randal C. Picker, Breaking up Amazon? Platforms, Private Labels and Entry, July 17 2019). Amazon est non seulement en mesure de connaître les mots clés entrés dans le moteur de recherche ou l’historique de navigation des acheteurs mais aussi de comparer ces données avec les transactions effectivement réalisées, dont Amazon connaît toutes les particularités, à commencer par le prix. Il est donc aisé, pour Amazon, d’avoir une idée très précise des produits recherchés par les consommateurs et des prix que ceux-ci sont prêts à payer. Il lui est alors possible de se positionner comme vendeur des produits favorisés par la clientèle, à des conditions de prix et de qualité totalement adaptés à la demande. Pour le dire autrement, Amazon peut profiter, sans encourir aucun coût, de la prise de risque des vendeurs tiers qui, eux, proposent leurs produits à la clientèle sans savoir s’ils vont rencontrer le succès.

Tout ceci explique pourquoi l’enquête de la Commission est centrée sur les données dont dispose Amazon, sur l’avantage concurrentiel qui en découle, et sur l’usage éventuellement illicite qui pourrait en être fait. Plus largement, c’est la double qualité d’Amazon, à la fois place de marché et vendeur, qui est en cause. Voici plusieurs années que ce modèle d’affaires est pointé du doigt. En 2017, un article d’une étudiante de Yale intitulé “Amazon’s Antitrust Paradox” a provoqué beaucoup de discussions : l’auteur y soutient non seulement qu’Amazon pratique probablement des prix prédateurs inférieurs à ceux des vendeurs tiers mais aussi que son contrôle de l’infrastructure sur laquelle se déroulent les transactions lui confère un avantage que le droit antitrust classique ne permet pas de saisir et réguler. D’autres auteurs préfèrent relativiser l’avantage dont disposerait Amazon en soulignant l’augmentation constante de la part des vendeurs tiers dans l’ensemble des transactions réalisées sur la plateforme (3% en 1999, 25% en 2004, 31% en 2009, 49% en 2014 et 58% en 2018), qui montrerait qu’Amazon perd plutôt du terrain par rapport à ces vendeurs tiers (R.C. Picker, précité).

Le problème concerne-t-il exclusivement Amazon ? 

Le problème posé par le double rôle d’Amazon existe pour toutes les plateformes qui proposent à la fois leurs propres prestations et une mise en relation avec des prestataires tiers. Le moteur de recherche de Google est, par exemple, régulièrement accusé de favoriser les services de Google au détriment de ses concurrents. Google a d’ailleurs été sanctionné à plusieurs reprises par la Commission européenne. Si l’on estimait que cette double casquette n’est pas acceptable, il faudrait alors obliger ces entreprises à se diviser en entreprises distinctes exerçant séparément leurs activités. Cette question est au cœur du débat sur le démantèlement des grandes plateformes (Google, Facebook, Amazon). Aux États-Unis, la candidate démocrate Elizabeth Warren propose que toute plateforme réalisant au moins 25 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel se voit interdire d’être à la fois propriétaire et participant de la plateforme. Cela signifierait concrètement qu’Amazon Basics, la division de produits de marque de distributeur (MDD) d’Amazon devrait soit se séparer d’Amazon, soit renoncer à vendre ses produits sur la marketplace d’Amazon.

C’est en tout cas dans ce contexte que, le 23 juillet 2019, la division antitrust du Department of Justice américain a annoncé le lancement d’une enquête sur les pratiques des plateformes qui dominent le marché des moteurs de recherche, celui des réseaux sociaux et la distribution en ligne. L’idée est de voir si leurs pratiques justifieraient des poursuites de la part du DOJ ou de la Federal Trade Commission, qui a créé en février une nouvelle task force chargée de suivre le secteur de la tech.

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