En 2018, le sondage American Confidence Poll réalisé par la Knight Foundation et le Baker Center for Leadership & Governance de l’université Georgetown a montré qu’Amazon constitue la deuxième organisation suscitant le plus de confiance auprès des citoyens américains, juste après l’armée et juste devant… Google. Amazon se hisse même à la première place des organisations inspirant le plus de confiance lorsque les seuls électeurs démocrates sont interrogés. Les électeurs républicains lui réservent, quant à eux, une troisième place, après l’armée et la police, mais avant le pouvoir exécutif fédéral.
Une telle confiance est-elle justifiée ? Tout récemment, des journalistes du Wall Street Journal (A. Berzon, S. Shifflett et J. Scheck, « Amazon Has Ceded Control of Its Site. The Result: Thousands of Banned, Unsafe or « Mislabeled Products » », The Wall Street Journal, 24 août 2019) ont réussi à isoler 4152 produits offerts sur la plateforme dont la présentation avait été jugée trompeuse par les autorités fédérales, qui avaient été déclarés dangereux ou avaient fait l’objet d’une interdiction. Les conséquences peuvent être très graves, comme l’illustre l’exemple du décès de l’acquéreur d’un casque de moto faussement présenté comme certifié par le Département Fédéral des Transports. Environ 150 de ces produits avaient été annoncés à tort comme ayant été retirés de la plateforme. Après communication à Amazon de la liste de l’ensemble des produits concernés, plus de la moitié d’entre eux (57%) ont été retirés ou ont fait l’objet d’une présentation différente. Le journal a toutefois constaté que près de 130 produits sont réapparus dans les deux semaines à l’initiative de vendeurs tiers, le plus souvent sous un nouveau nom.
De fait, une grande partie des produits offerts sur Amazon proviennent de vendeurs tiers, qui représentent aujourd’hui près de 60% de son chiffre d’affaires global. En France, la part des vendeurs tiers dans les ventes réalisées sur la plateforme est passée de 44% en 2016 à 58% en 2018. Or beaucoup de ces vendeurs tiers sont soit impossible à localiser -comme ce fut le cas à propos du casque de moto ayant provoqué le décès d’un motocycliste- soit établis dans des pays lointains. C’est ainsi que près de 40% des vendeurs tiers (47% en France) sont basés en Chine. Il est donc compréhensible que les victimes d’un produit défectueux se tournent vers Amazon au motif que la plateforme a permis la vente en ligne de ces produits. Et ce d’autant qu’Amazon assure également, dans certains cas, leur expédition depuis ses entrepôts : 46% des produits illégaux recensés par le Wall Street Journal ont par exemple transité par les entrepôts d’Amazon.
La question de la responsabilité d’Amazon du fait des produits fournis par ces vendeurs tiers se pose actuellement de manière aigüe aux Etats-Unis, où les contentieux se multiplient. Cette circonstance conduit également à s’interroger sur la situation en France.
Aux Etats-Unis, Amazon n’est, en principe, pas responsable en cas de dommage provoqué par un produit vendu par un tiers sur la plateforme.
Aux Etats-Unis, plusieurs législations peuvent s’appliquer à Amazon. Il s’agit, tout d’abord, de la section 230 du Communications Decency Act de 1996, selon laquelle les plateformes en ligne ne sont pas responsables pour les contenus qu’elles hébergent. Ce texte, qui vise seulement les contenus, est régulièrement invoqué par Amazon pour insister sur son statut de simple plateforme et décliner toute responsabilité. Il conduit très certainement à exonérer Amazon en cas de présentation trompeuse d’un produit par un vendeurs tiers. Il ne peut, quoi qu’il en soit, s’appliquer lorsqu’est en cause autre chose qu’un contenu en ligne comme, par exemple, la sécurité du produit vendu.
Telle est la raison pour laquelle les victimes choisissent d’agir sur le fondement des lois étatiques relatives aux produits défectueux qui sont, aux Etats-Unis, relativement proches les unes des autres car souvent inspirées de la section § 402A du Restatement (Second) of Torts (1965), et permettent d’engager la responsabilité du vendeur. Or Amazon invoque généralement le fait qu’il n’est pas le vendeur du produit dès lors que celui-ci provient d’un tiers, même s’il a été stocké dans un entrepôt d’Amazon d’où il a été expédié. Pour le dire autrement, le fait de mettre à disposition une place de marché ne fait pas d’Amazon un revendeur ou un distributeur.
L’argument convainc les juges. Il a été jugé à plusieurs reprises qu’Amazon ne peut être considéré comme vendeur des produits offerts par les vendeurs tiers faute de tout droit de propriété sur ces produits, même si ceux-ci ont été vendus et payés sur la plateforme, voire expédiés par Amazon depuis ses entrepôts. Cette analyse a été adoptée par des juges du premier degré dans le cas d’une batterie de téléphone mobile ayant explosé dans la poche du consommateur l’ayant acquise sur la plateforme (McDonald v. LG Electronics USA, Inc. et al., District Court of Maryland,10 novembre 2016) ou de hoverboards ayant causé des incendies (Garber v. Amazon, US District Court, N.D. Illinois Eastern Div., 31 mars 2019; Carpenter v. Amazon, US District Court, N.D. California, 19 mars 2019). Plusieurs cours d’appel ont statué dans le même sens. Tel a été le cas à propos d’un jeune homme décédé après avoir ingéré une poudre de caféine importée de Chine (Stiner v. Amazon, Cour d’appel de l’Ohio, 9th District, 19 février 2019). La responsabilité d’Amazon a également été exclue à propos d’une lampe frontale défectueuse, emballée et expédiée par Amazon depuis l’un de ses entrepôts mais vendue par un tiers, qui avait causé un incendie. La Cour d’appel du 4e Circuit a exclu la qualification de vendeur au motif qu’Amazon n’était pas propriétaire de la lampe défectueuse (Erie Insurance v. Amazon, Cour d’appel du 4th Circuit, 22 mai 2019).
Plusieurs juridictions américaines sont toutefois désormais prêtes à qualifier Amazon de vendeur des produits offerts par les tiers sur sa marketplace.
Bien qu’en principe exclue pour l’instant, la responsabilité d’Amazon pourrait bien être reconnue de plus en plus largement à l’avenir. En juillet, une cour d’appel fédérale a, en effet, jugé qu’Amazon peut être qualifié de vendeur et engager sa responsabilité à ce titre (Oberdorf v. Amazon, Cour d’appel du 3rd Circuit, 3 juillet 2019). En l’espèce, une femme avait perdu l’usage d’un œil en raison du défaut d’une laisse rétractable pour chien qui s’était rompue et l’avait heurtée au visage. La victime s’étant trouvée dans l’impossibilité de localiser le vendeur tiers, elle avait choisi d’assigner Amazon et vu sa demande rejetée en première instance. Le juge du premier degré avait estimé que la place de marché d’Amazon pouvait être assimilée à une rubrique d’annonces classées figurant dans un journal, donc qu’Amazon ne pouvait en aucun cas être identifié à un vendeur. Ce jugement a été réformé en appel.
L’arrêt d’appel est particulièrement intéressant car la Cour y a examiné la situation au regard des différents facteurs traditionnellement utilisés, dans le droit de l’Etat de Pennsylvanie, pour déterminer celui qui la qualité de vendeur: le fait d’être le seul membre de la chaîne de distribution en mesure d’indemniser la victime, le fait d’être mieux placé que le consommateur pour prévenir la circulation du produit défectueux, l’incitation à la sécurité résultant d’une condamnation, la possibilité de répercuter la charge de la réparation sur ses prix. A cet égard, la décision souligne qu’Amazon a toute liberté pour refuser un vendeur et peut, aux termes du contrat conclu avec les vendeurs, supprimer ou suspendre discrétionnairement un produit sur la plateforme. Par ailleurs, les vendeurs s’engagent à ne communiquer avec les clients que sur le site. La plateforme jouit donc de la possibilité d’exercer un contrôle sur la transaction et de lutter contre les produits dangereux. La cour en conclut qu’elle peut bel et bien être qualifiée de vendeur. Les juges choisissent ainsi de négliger la clause prévoyant que le vendeur prémunit Amazon contre tout litige découlant de la vente de ses produits. Il est intéressant de noter l’insistance de cet arrêt sur l’important pouvoir dont dispose Amazon. Les juges relèvent également que la marketplace permet aux vendeurs tiers de se dissimuler et déplorent qu’Amazon n’ait mis en place aucune procédure permettant d’assurer aux clients un recours effectif, par exemple en vérifiant que les vendeurs tiers sont suffisamment identifiables et accessibles pour pouvoir être poursuivis en cas de problème.
Une autre cour d’appel, qui s’est prononcée en juin dernier à propos d’une nouvelle affaire d’incendie causé par l’explosion soudaine d’un hoverboard acheté à un vendeur basé en Chine (Fox v. Amazon, Cour d’appel du 6th Circuit, 10 juin 2019), semble avoir également infléchi l’analyse traditionnelle. Dans cette affaire, le juge fédéral de première instance avait estimé que le rôle d’Amazon dans la transaction consistait simplement à faciliter l’échange entre les deux parties et conclu qu’Amazon ne pouvait être tenu d’une quelconque obligation d’information relative à un produit vendu par un tiers, ni jugé responsable du défaut de ce produit. En appel, la Cour d’appel du 6e circuit a adopté une position intéressante en jugeant que le vendeur peut se définir comme celui qui exerce le contrôle sur la vente du produit (« regularly engaged in exercising sufficient control over a product in connection with its sale »). La cour a cependant estimé qu’Amazon n’avait pas exercé en l’espèce un contrôle suffisant pour être considéré comme un vendeur, faute d’avoir, par exemple, fixé le prix du produit ou être intervenu dans l’élaboration de la présentation en ligne du produit. La Cour d’appel a cependant admis qu’Amazon était débiteur d’une obligation d’avertir des risques du produit, dans un contexte où une enquête interne avait précisément été ouverte concernant la sécurité des hoverboards, et où Amazon avait informé ses clients de problèmes de sécurité sans donner davantage de précisions.
Les tribunaux américains ne sont pas les seuls à imputer à Amazon une responsabilité du fait des produits vendus sur sa marketplace. En février 2018, l’agence fédérale de protection de l’environnement a condamné l’entreprise à payer une amende pour avoir laissé des vendeurs tiers vendre des pesticides non autorisés. Amazon a accepté un accord amiable avec l’agence fédérale sans toutefois reconnaître sa culpabilité. En mai 2019, un autre accord de settlement a été conclu avec l’attorney general de l’Etat de Washington à propos de la vente sur la plateforme de fournitures scolaires en provenance de Chine contenant du plomb et du cadmium au-delà des limites autorisées. Dans cet accord, Amazon s’est engagé à exiger des vendeurs tiers qu’ils fournissent des certificats établissant l’innocuité de leurs produits et leur conformité aux réglementations américaines.
Amazon peut-il être responsable du fait des produits vendus par les tiers en France ?
En France, on estime généralement qu’Amazon joue le rôle d’un hébergeur et d’un courtier. Autrement dit, la place de marché d’Amazon offre un service d’intermédiation visant à rapprocher vendeurs et consommateurs. Amazon n’est en revanche pas partie au contrat conclu et ne peut être qualifié de fournisseur ou de distributeur. Les conditions générales de la place de marché d’Amazon en France sont, sur ce point, tout à fait claires. « Bien qu’Amazon, en tant qu’hébergeur, facilite les transactions réalisées sur la place de marché (ou Marketplace) d’Amazon, Amazon n’est ni l’acheteur ni le vendeur des produits des vendeurs tiers. Amazon fournit un lieu de rencontre dans lequel les acheteurs et vendeurs complètent et finalisent leurs transactions. En conséquence, pour la vente de ces produits de vendeurs tiers, un contrat de vente est formé uniquement entre l’acheteur et le vendeur tiers. Amazon n’est pas partie à un tel contrat et n’assume aucune responsabilité ayant pour origine un tel contrat ou découlant de ce contrat de vente. Amazon n’est ni l’agent ni le mandataire des vendeurs tiers. Le vendeur tiers est responsable des ventes de produits et des réclamations ou tout autre problème survenant ou lié au contrat de vente entre lui et l’acheteur. Tout litige relatif à l’achat d’un produit auprès d’un vendeur tiers devra être résolu directement entre l’acheteur et ce vendeur tiers ». Seuls deux tempéraments à ce principe sont prévus. D’une part, Amazon prend en charge le service clients et traite les retours pour les articles vendus par des tiers mais expédiés par Amazon. D’autre part, il est possible de demander, dans un certain délai, le remboursement d’un produit vendu et expédié par un vendeur tiers en cas de défaut, de changement d’avis ou d’expédition tardive (Garantie A à Z). Il n’est pas prévu, en revanche, d’indemniser les victimes pour les dommages qu’elles ont pu subir.
Si l’on s’en tient à la qualification de courtage, Amazon ne saurait être réputé directement responsable du fait des produits vendus sur sa place de marché. L’article 1245-6 al. 1 du Code civil prévoit que seuls les vendeurs ou fournisseurs professionnels sont responsables du défaut de sécurité des produits qu’ils vendent. Il reste que le droit français attend d’un courtier qu’il assure « l’exactitude des renseignements et le sérieux des conditions relatives à l’opération envisagée » (Cass. 1re civ. 15 mars 2005, n° 03-17.835, Bull. civ. I, n° 129). En outre, l’actuel article L111-7 II du Code de la consommation prévoit une obligation d’information très renforcée pour les opérateurs de plateforme qui doivent non seulement préciser clairement les conditions du service mais aussi la qualité de l’annonceur et les obligations des parties en matière civile et fiscale. Et la jurisprudence attend généralement des plateformes qu’elles réalisent des vérifications et des contrôles afin de prévenir l’apparition de contenus ou d’activités illicites, comme l’illustre par exemple la condamnation d’AirBnB à indemniser la propriétaire d’un appartement sous-loué illégalement (Tribunal d’instance de Paris, 6 févr. 2018, n° 11-17000190), faute, pour la plateforme, d’avoir informé le loueur de ses obligations de déclaration ou d’autorisation préalable, obtenu de sa part une déclaration sur l’honneur quant au respect de ses obligations et veillé à ce que le logement ne soit pas loué plus de 120 jours par an (article L. 342-2-1 du Code du tourisme). Dans un tel contexte, l’on pourrait sans doute attendre d’Amazon qu’il vérifie l’identité des vendeurs tiers, la disponibilité des produits présentés, voire la véracité des informations données sur le produit. L’on pourrait également estimer qu’il revient à Amazon de s’assurer que le vendeur tiers est en mesure de faire l’objet d’une action intentée par consommateur français, ou même assuré en responsabilité civile. Dans l’ensemble, les obligations de contrôle et de transparence pesant en France sur les plateformes sont, bien plus qu’aux Etats-Unis, de nature à protéger les consommateurs.
Il ne faudrait toutefois pas croire qu’une évolution semblable à celle qui est en cours de l’autre côté de l’Atlantique serait impossible chez nous. Il y a quelques années, la plateforme de vente aux enchères en ligne Ebay a vu sa responsabilité engagée du fait de la vente, sur son site, de nombreux produits contrefaits. Pour ce faire, les juridictions européennes (CJUE n°0312 juill.2011, aff. C-324/09, L’Oréal c/ Ebay) et françaises (Cass. com., 3 mai 2012, n°11-10505 ; n°11-10507 ; n°11-10508 ) se sont fondées non pas sur le fait que la plateforme hébergeait des offres de vente illicites mais sur le rôle actif d’EBay dans la diffusion de ces contenus illicites: aide dans la description des objets, assistance aux vendeurs, messages aux acquéreurs potentiels pour les inciter à acheter etc…. Dans ce contexte, Ebay a été considéré comme offrant davantage qu’une simple prestation d’hébergement, ne pouvant ainsi bénéficier de l’immunité garantie aux hébergeurs par l’article 14 de la Directive E Commerce 2000/31/CE. Plus récemment, la Cour de justice de l’Union Européenne a jugé que la société Uber ne proposait pas un simple service d’intermédiation mais organisait une véritable offre de transport compte-tenu du contrôle réalisé par cette plateforme sur le service de transport (CJUE 20 déc. 2017, aff. C-434/15 Uber Spain). Il ne serait donc pas invraisemblable de voir Amazon qualifié de fournisseur compte-tenu de l’extraordinaire pouvoir dont jouit la plateforme pour organiser les relations entre vendeurs et consommateurs et peser sur les transactions. Sans doute faudrait-il, pour cela, démontrer le rôle important tenu par Amazon dans la réalisation de la transaction. L’exercice invite en tout état de cause à s’interroger, une fois de plus, sur les caractéristiques d’un modèle d’affaire totalement inédit, que les règles juridiques traditionnelles peinent à appréhender.
Dans tous les cas, si, pour l’heure, aucun contentieux ne semble s’être engagé en France à propos de produits défectueux vendus par des tiers sur Amazon, il est probable que les obligations de la plateforme sur ce point seront, à l’avenir, amenées à être précisées. Amazon n’en a d’ailleurs pas fini : après la responsabilité du fait des produits vendus par des tiers, c’est la responsabilité du fait des sous-traitants chargés d’acheminer les marchandises qui est désormais pointée du doigt, à la suite d’enquêtes réalisées par ProPublica et BuzzFeed News (v. P. Maillé, « Aux Etats-Unis, les « livraisons express » Amazon provoquent des accidents mortels », Usbek et Rica, 6 septembre 2019).
bonjour, bravo pour cet excellent article mais je suis surpris que vous ne mentionniez pas la directive EU E -commerce qui exonère aussi les plateformes de responsabilité sur le territoire de l’union et qui pourrait rendre impossible/difficile une évolution à l’américaine de l’estimation du role d’amazon et autres? Qu’en pensez-vous?
Bien cordialement